La ville souterraine est, au même titre que la ville en hauteur ou la ville verticale, la représentation la plus courante de la ville futuriste. Bien connue des amateurs de science-fiction, de dystopies ou de jeux vidéo, elle revêt souvent un côté peu engageant, symbole de pauvreté et de criminalité. Bien loin d’être un lieu uniquement fictionnel, les villes souterraines constituent une réalité, une solution et une opportunité pour des millions d’usagers pour qui elle est synonyme de sûreté, de confort et même…de beauté (oui oui).

Vivre « dedans » : urbanisme d’intérieur et météo

La ville intérieure selon Antonio Sant’Elia

L’urbanisme d’intérieur, parfois décrit sous d’autres noms, concerne les espaces clos tellement larges qu’ils se comportent, fonctionnellement, comme des villes. Dans les termes des architectes Claudia Mainardi et Giacomo Ardesio, l’urbanisme d’intérieur permet de penser conjointement la ville comme système et le bâtiment comme objet[1]

On attribue souvent la paternité de cette philosophie de construction à l’italien Antonio Sant’Elia, architecte actif au tournant du siècle dernier, mais c’est dans les années 1970-1980 que le mouvement connaît son âge d’or. Malgré leur diversité, ces espaces répondent tous à la même question : comment garder les gens à l’intérieur le plus longtemps possible, en répondant à tous leurs besoins ? Ainsi tombent dans cette catégorie les immenses centre-commerciaux, les grands ensembles hôtels-casino, les aéroports-villes comme ceux de Pékin ou Dammam, ou encore les nouveaux bureaux de Facebook (« MPK21 » à Menlo Park) dessinés par Frank Gehry. Mais ce que nous avons décidé d’étudier de plus près ici, ce sont les réseaux résultant de la volonté de connecter ces espaces clos.

La majorité de ces réseaux naissent en réponse à des conditions extérieures « hostiles », le plus souvent d’ordre météorologique, faisant obstacle aux trajets à pied. Le Pedway de Chicago, le PATH de Toronto et le RESO de Montréal constituent trois exemples de système de souterrain particulièrement utilisés quand les conditions extérieures deviennent trop rudes l’hiver, quand ceux de Houston et Atlanta sont privilégiés l’été lors des fortes chaleurs. A Hong Kong, le réseau de 32 chemins piétons protégés sur et sous terre offre un refuge à la période de la mousson, en plus de répondre en partie aux enjeux de densification du territoire. La majorité de ces réseaux ont été construits ad hoc, en voulant relier des bâtiments à d’autres, et non le fruit d’une réflexion spécifique en amont de toute construction.

Le RESO de Montréal en est un bon exemple. Commencé en 1962 avec la connexion entre le centre commercial souterrain de la place Ville-Marie et l’hôtel Fairmont Le Reine Elizabeth, il s’est enrichi de nombreuses galeries au fil des années. L’ensemble constitue aujourd’hui le plus large réseau piéton souterrain du monde avec 32 kilomètres de tunnels, est connecté à plus d’une dizaine de stations de métro et comptabilise 183 millions d’usagers à l’année. Plus ancien encore, le réseau PATH de Toronto a vu le jour en 1900 avec une première connexion entre le bâtiment principal du grand magasin Eaton et son annexe située derrière l’Hôtel de Ville. Aujourd’hui, il s’étale sur près de 30 kilomètres et connecte plus de 70 bâtiments.

La carte du réseau PATH, connectant plus de 70 bâtiments par des galeries souterraines

Une ville dans la ville

Ainsi d’un point de vue pratique, pour séparer le flux de piétons des véhicules motorisés par des galeries closes, deux solutions : un réseau en hauteur suspendu, prenant la forme de passerelles entre les bâtiments qu’il relie, ou enterré à la façon d’un métro. Si les réseaux en passerelles présentent l’intérêt d’offrir à leurs utilisateurs un trajet plus agréable avec des points de vue sur la ville inédits et l’accès à la lumière du jour, ils ne sont pas sans défauts. Le Skyway de Minneapolis par exemple, permettant aux habitants de rester au chaud en toute saison, relie les commerces de différents immeubles entre eux, ce qui signifie qu’à la fermeture d’un commerce à la fin de la journée, sa portion du Skyway devient inaccessible, forçant les usagers à descendre pour remonter à un autre point d’accès s’ils souhaitent continuer.

©Renee Jones Schneider – Star Tribune

Les réseaux souterrains sont quant à eux des lieux de vi(ll)e qui ne dorment jamais.

Les couloirs permettent de connecter stations de métro, immeubles d’habitations, bâtiments d’administration publique, centres commerciaux. On y croise des clients attablés aux food courts qui peuplent les allées, des étudiants pressés passant la porte de leur université, des flâneurs… Ces réseaux, situés dans le cœur des centres d’affaires des villes, sont ainsi particulièrement attractifs pour les travailleurs et travailleuses qui peuvent aller au travail, se chercher à manger, faire du shopping et rentrer chez eux sans enfiler leur manteau.

On y croisera souvent des chaînes plutôt que des enseignes indépendantes. A Toronto, c’est la peur de voir les petits commerces de rues se vider et péricliter qui avait entraîné le retrait de la Mairie du financement du projet d’agrandissement du PATH dans les années 1960. Aujourd’hui, dans les villes accueillant ces réseaux, le commerce local ne s’est pas déplacé sous terre, il attend juste la belle saison que les piétons réinvestissent les rues.

Une expérience à part entière pour de nombreux visiteurs pour qui les villes souterraines constituent une étrangeté à découvrir !

Avis publié sur la plateforme Tripadvisor

Beautés cachées

Entourés d’une aura de mystère, les passages souterrains ont toujours fasciné. Qu’il s’agisse des catacombes de Paris et leur histoire macabre, du « Métro 2 » de Moscou entre légende urbaine et nid d’espions, ou des souterrains de Seattle, possible repères de contrebandiers à l’histoire romancée pour les touristes, l’idée d’une ville sous la ville ne manque pas de déchaîner l’imagination.

Mystiques ? Les souterrains modernes ne le sont pas ! Certains diront même des souterrains de Montréal ou de Chicago qu’ils nous entraînent plutôt dans une atmosphère qui parfois peut paraître austère voire, à certains endroits, désincarnée. En leur donnant une chance et en les explorant, certains secteurs révèleront toutefois des trésors insoupçonnés et la rencontre d’une étonnante diversité d’esthétiques. Ainsi à Montréal, certaines parties du RESO reprennent les codes architecturaux des bâtiments qui se dressent au-dessus du dédale. En quelques pas, le piéton passe d’un couloir aseptisé à une place intérieure ornée de marbre et d’une fontaine.

Au détour d’un couloir, vous pourrez également croiser des œuvres d’art, notamment grâce au travail de l’organisme québécois Art Souterrain dont le mandat est de promouvoir et de diffuser l’art contemporain auprès du grand public. Chaque année, Art Souterrain fait du réseau souterrain une galerie d’art à « ciel fermé » avec des centaines d’œuvres et d’artistes exposés depuis 2008.

Au détour d’une galerie, une oeuvre artistique en pleine installation dans le cadre du Festival Art Souterrain

Un exercice de design intuitif : la signalétique de couloirs

Néanmoins, c’est quand on n’a plus le soleil et l’architecture des bâtiments autour pour se repérer que l’on comprend l’importance de la signalétique dans les réseaux. Comme sur la route ou en transports collectifs, elle est indispensable à une bonne gestion des flux. Selon l’ingénieur Mark Foltz, auteur d’un mémoire du MIT sur la signalisation d’orientation[2], cette dernière doit répondre aux deux questions principales de l’usager (où suis-je et de quel côté fais-je face ?) et lui permettre d’accumuler des informations sur le système en lui-même en avançant (c’est-à-dire notre capacité à visualiser « de tête » le chemin parcouru et le reste du réseau). Pour répondre à ces questions, les tunnels creusés sous Paris comportent par exemple des panneaux portant les noms des rues équivalentes en surface[3].

Or c’est sans doute ce qui marque le plus lors de sa première descente dans une de ces galeries : la facilité avec laquelle on peut s’y perdre. En effet, ces constructions ad hoc et ce mélange des styles n’ont pas réellement permis l’émergence d’une cohérence globale du marquage, ni une stratégie concertée de l’annonce d’une entrée ou sortie du réseau. Le réseau PATH de Toronto cumule par exemple deux défauts pouvait perdre l’usager : d’abord, il s’est heurté dès sa mise en place en 1987 aux commerçants du réseau réfractaires à la pose d’une signalétique large et clair qui risquait de prendre le pas sur leur enseigne. Cette situation a abouti à un compromis (une signalétique discrète s’effaçant derrière les noms de commerces) où les besoins pratiques des usagers sont passés au second plan. Ensuite, la signalétique directionnelle (comment aller d’un point A à un point B) a été pensée selon un système de points cardinaux associant chaque lettre du mot PATH à une direction (nord, sud, est et ouest) ainsi à qu’à une couleur.

©Kai Rambow

Cette idée, certes assez poétique dans son design, s’est avérée assez peu pratique pour les utilisateurs et utilisatrices ponctuels du réseau qui non seulement auront du mal à se rappeler si le « A » indique le nord ou le sud (pssst, loupé, c’est évidemment l’ouest), mais qui se heurte aussi au fait que de nombreuses galeries ne vont pas précisément vers le nord, mais en diagonale ou avec des virages, perdant un peu plus l’usager au fur et à mesure qu’il avance. Il existe des conversations entières sur les réseaux sociaux dédiées à ces problèmes de signalisation même si la ville a tenté d’apporter une réponse en 2018 en proposant un nouvelle approche du design par nom de destination (comme à Montréal) ne gardant que la couleur bleue. Malgré tout, des frustrations demeurent et incitent même les usagers à hacker la signalétique en place.

« Il y a des années, des amis et moi avons parcouru le PATH en plaçant des autocollants « Vous êtes ici » sur chaque carte que nous avons pu trouver. Ils ont été retirés en moins d’une semaine 🙁 »

Dans le RESO de Montréal, si les directions sont plus compréhensibles que son équivalent de Toronto, les cartes manquent cruellement et surtout, l’usager devra garder l’œil ouvert (et un peu en l’air) pour reconnaître les panneaux d’orientation accrochés au plafond utilisant parfois l’identité graphique du métro, parfois celle du RESO, parfois aucune en particulier.

La signalétique à la charte du RESO, créée par Belanger Design

Discrète comparée aux mosaïques qui attirent l’œil, la signalisation est en blanc sur brun au-dessus des têtes des passants du RESO – ©Danita Delimont/Alamy

Un peu plus loin dans le RESO, il faut cette fois s’approcher d’un carré de lumière pour pouvoir lire les indications sur fond noir

A Chicago, au contraire, la nouvelle signalisation[4] mise en place il y a un an vise justement à reprendre de la place dans son environnement, facilitant ainsi l’expérience des visiteurs dans le but de rendre l’entièreté du réseau plus attractif et en faire une alternative viable à la voiture individuelle selon l’ONG Environmental Law & Policy Center qui a participé au projet[5].

La ville de Chicago a lancé un grand programme pour améliorer la signalétique de la ville souterraine

La ville de demain sera (peut-être) souterraine

La ville souterraine est-elle un modèle appelé à se développer ? Chez certains de nos lecteurs, la perspective d’évoluer sous terre sans voir la lumière du jour apparaîtra potentiellement comme une idée saugrenue, voire angoissante. Un sentiment peut-être renforcé par le besoin d’air, l’envie d’espace et de verdure qui a envahi bon nombre d’entre nous suite aux confinements de 2020, confinements qui ont fait fuir bon nombre d’urbains de nos villes. Une ville sous-terraine ? Vous n’y pensez pas !

Néanmoins, ces réseaux clos et donc protégés semblent aujourd’hui se présenter comme un des leviers à disposition de l’urbaniste pour penser la ville dans des contextes climatiques qui se complexifient, se radicalisent.

Ainsi, les réseaux clos, qu’ils soient sous terre ou en hauteur, semblent constituer une réponse efficace dans un contexte spécifique. Et pour le reste du monde, c’est une invitation à se questionner sur notre façon de partager (ou pas) l’espace public entre usagers.

Pour en lire plus sur ce sujet :

[1] Mainardi et Ardesio, « What is Interior Urbanism?  » Quaderns http://quaderns.coac.net/en/2014/12/interior-urbanism/

[2] Mark A. Foltz, « Designing Navigable Information » Spaces Massachusetts Institute of Technology http://rationale.csail.mit.edu/publications/Foltz1998Designing.pdf

[3] Jean-François Bélanger, « Sous les pavés de Paris, un monde secret » Radio Canada https://ici.radio-canada.ca/nouvelles/special/2018/01/catacombes-galeries-souterraines-paris-monde-secret-mode-vandalisme-dangers/index.html

[4]https://www.chicago.gov/city/en/depts/cdot/provdrs/future_projects_andconcepts/news/2021/november/city-is-upgrading-signs-in-downtown-pedway-as-first-step-toward-.html

[5] Blair Kamin, « Chicago’s Pedway is a confusing underground labyrinth. But help is on the way » Chicago Tribune https://www.chicagotribune.com/columns/blair-kamin/ct-biz-pedway-changes-kamin-20200122-2zhqipydh5ch5luvpjpaubr5pq-story.html